Les Ekranoplanes


Spasatel (sauveteur)

 

 

L'avenir incertain d'un génial vestige du défunt empire soviétique
L'Ekranoplane

Dès le milieu des années 60 – en pleine guerre froide – les services secrets occidentaux, principalement américains mais également britanniques, sont intrigués par un aéronef géant construit par les Soviétiques. Surnommé "le monstre de la Caspienne" pour avoir été repéré sur cette mer grâce à des prises de vue de satellites espions américains, l'aéronef appartient à la famille des "exocets géants", connus sous l'appellation générique d'Ekranoplane (littéralement : avion de surface).
Famille est bien le terme qui convient si l'on sait qu'en réalité c'est une bonne douzaine d'appareils de taille et de masse différente qui sont sortis des bureaux d'étude Alekseyev de Nijni-Novgorod, au cours des quarante dernières années.
L'Ekranoplane se présente comme un hybride entre le bateau et l'hydravion.

Fonctionnement : Son principe de sustentation consiste à s'appuyer sur un énorme cousin d'air d'une dizaine de mètre d'épaisseur. Un avion classique crée naturellement ce cousin d'air au décollage et à l'atterrissage (d'où parfois le refus qu'oppose l'avion à toucher la piste d'atterrissage). Sur l'Ekranoplane, ce phénomène dit "d'effet de surface" est amplifié par deux artifices.
L'un, utilisé à basse vitesse, consiste à diriger les gaz d'échappements des moteurs sous la voilure, dont les volets sont préalablement abaissés, créant ainsi un "caisson de pression" qui permet d'obtenir un premier niveau de sustentation.
L'autre artifice est plus surprenant. Il vise à utiliser les vortex d'extrémité de voilure (les fameux tourbillons marginaux dont on s'efforce de réduire les effets sur les avions classiques) en les renvoyant directement sur la surface de l'eau, leur énergie étant alors convertie en force de pression pour me coussin d'air. Telle est en tout cas dans ses grandes lignes l'explication que les concepteurs de l'Ekranoplane fournissent sur le principe permettant de créer la sustentation de leur navire volant.

Des monstres : Au-delà de ces principes révolutionnaires de sustentation, ce qui fascine, c'est le gigantisme proprement fabuleux des prototypes sortis des cartons des bureaux d'études du concepteur Alekseyev. Quand on juge ! Le monstre de la Caspienne pèse quelque 550 tonnes (soit 150 tonnes de plus que le B-747-400, la plus gosse version du Jumbo B-747) et son fuselage mesure 100 m de long ! Cet appareil qui effectua son premier vol le 18 octobre 1996 est considéré dans l'Union soviétique de l'époque comme un aéronef porté dont les applications militaires sont évidentes. Sa vitesse de 600 km/h – 3 m au-dessus de l'eau, c'est à peine croyable pour un tel appareil ! – présentait bien des avantages tactiques pour le transport de matériel d'assaut. Présentait, disons-nous, car en 1980 – sans que l'on connaisse réellement les raisons – le monstre de la Caspienne disparaît dans un accident. D'après son constructeur, l'accident serait imputable à une erreur de pilotage. L'appareil, équipé de 10 turboréacteurs (8 installés sur des moignons d'ailes raccordés à la partis supérieure avant du fuselage et 2 flanqués de part et d'autre d'un pylône central logé légèrement en arrière du cockpit) surprend par sa configuration. Au cours de ses vols expérimentation, le KM a démontré, selon son constructeur, l'aptitude de la formule à ne faire apparaître aucune limite de poids et de taille, pour la construction d'aéronefs s'inspirant de son principe. C'est du reste pour laquelle – on l'apprendra plus tard – le KM est en réalité un prototype unique destiné à valider une formule, dans la perspective de construite un Ekranoplane plus gigantesque encore, puisque l'objective est alors de développer un appareil de 1 500 tonnes, de charge utile pouvant voler à 900 km/h !
Alors que les Russes à largement s'ouvrire à l'Occident pour prolonger leurs recherches interrompues par le manque de crédit, certains spécialistes américains estiment, même au début des années 90, que l'on peut, sur la base du principe de sustentation de l'Ekranoplane, envisager la construction d'un appareil de 5000 tonnes.
Parmi eux, Stephan Hooker (dont la conversion à l'Ekranoplane date certes du moment où il étudia de près la formule avec des collègues soviétiques) estime même, que plus l'appareil est gros, plus il est capable de s'affranchire de la poussée de motorisation, puisque la portance la portance du cousin d'air augmente plus vite que la taille de l'appareil. Cet expert qui étudia l'Ekranoplane pour le compte de la DIA (Defense Intelligent Agency), estime même que la finesse aérodynamique (rapport existant entre la portance et la traînée de frottement à l'avancement) d'un Ekranoplane géant pourrait atteindre 30 ; autrement dit serait de 50% à 70% meilleure que sur un avion de transport de classique. Une théorie dont la validité, à vrai dire, n'a jamais été vérifiée.
Même les ingénieurs russes, dont nul n'ignore que l'imagination et l'enthousiasme n'ont guère de limite lorsqu'ils sont habités par un projet grandiose, revoient à la baisse l'évaluation de leur collègue américain : "Il est difficile d'imaginer des moteurs suffisamment puissants pour propulser un tel appareil. 5000 tonnes n'est pas réaliste mais 1000 tonnes en revanche l'est" déclare Dimitri Sinitsyne, l'un des compagnons de route d'Alekseyev (qu'il abandonna par la suite). Entre le projet de construire un appareil de 1500 tonnes d'emport de charge utile et la visite d'un groupe d'étude américain, trente années ont passé, amenant les ingénieurs aéronautiques russes à mieux considérer les limites qu'imposent les effets incontournables d'échelles de construction d'un avion.
Deuxième grand programme mené à bien par les Russes : L'Orlyonok, conçu entre 1968 et 1970, testé en vol pour la première fois en 1973 et mis en service en novembre 1979 par la marine russe. La formule du MK est reprise, le principe de sustentation aussi, mais la configuration générale de l'appareil est assez différente de celle du monstre de la Caspienne.
La propulsion est tout d'abord assurée par deux hélices contrarotative, montées en extrémité supérieure de la dérive, les moteurs de démarrage (des turbines NK 8) étant logés à l'intérieur de la partie avant du fuselage légèrement en arrière du poste de pilotage. L'Orlyonok est, en 1979, le premier Ekranoplane opérationnel dans le monde. En service dans la marine russe, pour assurer des missions de transport logistique et tactique d'assaut, l'Orlyonok mesure 58 m de long, pour 31 m d'envergure et pèse 400 km/h en croisière rapide (375 km/h en vitesse économique) et possède une autonomie de 1 500 km en étant capable de transporter 150 hommes et leur matériel (ou 30 pax et 40 tonnes de charge utile). Au démarrage, deux turbo-fans de 10,5 tonnes de poussée unitaire assurent la lévitation de l'appareil, la croisière étant confiée à un turbopropulseur de 10 000 kW de poussée unitaire.
L'un des aspects intéressant de l'Orlyonok réside dans le domaine de vol : il peut être utilisé à basse altitude sur une mer avec des creux de 3 m (D'après les ingénieurs russes, la hauteur idéale théorique de croisière d'un Ekranoplane est égale à la demi envergure de sa voilure), mais se trouve également en mesure d'atteindre un plafond de 3 000 m, particularité qui élargir sérieusement les possibilités d'utilisations de l'appareil.
Troisième appareil dérivé du même concept : le Loun. Plus inspiré du monstre de le Caspienne que l'Orlyonok,
Le Loun, développé au milieu des années 80, se situe à mi-chemin entre la vedette rapide lance-missiles et le Super Jumbo à effet de surface. Quelques caractéristiques le font apparaître comme l'appareil pouvant – dans la famille des Ekranoplanes – avoir le plus de chances de devenir un programme d'avenir.
L'Ekranoplane de combat, à l'origine du Loun qui entre en 1990 dans la Marine, affiche une masse maximale opérationnelle de 400 tonnes et une vitesse de croisière de 550 km/h
Contrairement à l'Orlyonok et au MK, le Loun n'a pas de turbomoteurs de démarrage séparés. Les motorisations de démarrage et de croisière sont réunies en un seul et même ensemble, constitué de deux fois quatre turbomoteurs de 10 tonnes de poussées unitaires qui assurent la propulsion des phases de décollage et de croisière. L'appareil équipé de 3 batteries doubles de missiles mer-mer (de type Moskit) et de 3 radars de surveillances et d'acquisition d'objectifs, mesure 74 m de long et 44 m d'envergure. Lui aussi présente la particularité de pouvoir voler à une altitude relativement élevée (pour ce type de formule) puisque, s'il faut croire son constructeur, le Loun peut croiser à 500 m d'altitude. Sa charge utile est annoncée pour 40 tonnes seulement mais sa capacité d'emport en hommes est plus intéressante dans la perspective d'une application de transport de passagers, puisqu'elle est de l'ordre de 400 places.

Du lance missile au Saint-Bernard : C'est du reste à une telle version que songeait fin 1996 Igor Vasilevsky, directeur général d'Alekseyev en évoquant le programme civil Spasatel, un Ekranoplane géant dédié aux missions de recherches et sauvetage ou de transport rapide d'hydropot à hydrobases. Le Spasatel pèserait 390 tonnes et présenterait pour avantage, par rapport à l'hydravion de pouvoir se poser sur une mer dont les creux atteindraient 4 m. En mission haute densité, le Spasatel pourrait accueillir jusqu'à 600 rescapés à son bord et rester sur les lieux d'un naufrage pendant 5 jours. Autre avantage, sa rapidité de mise en œuvre : 15 minutes suffisent au Loun pour opérer entre l'alerte et le décollage.
Une version plus spécialement dédiée au transport aérien classique et de fret est également envisagée. L'argument économique évoqué par Igor Vasilevsky, il est vrai, incite à la réflexion. Selon lui, en effet "le transport d'une même charge utile par un navire et un Ekranoplane revient à un coût identique, mais l'Ekranoplane a pour lui d'acheminer cette charge beaucoup plus rapidement." Quant à l'avion, toujours selon l'héritier putatif d'Alekseyev : "Il assume cette même mission plus vite mais pour un coût au moins deux fois supérieur."
Ce vaste mais trop rapide panorama du dossier de l'Ekranoplane – même en faisant valoir des promesses dont l'objectivité oblige à dire qu'on ne sait si elles sont réelles ou supposées – laisse l'observateur plongé dans une abîme de perplexité. Par exemple, la question se pose de savoir si ces avions ne sont pas, de par leur conception, trop lourd et si les marges de centrages très étroites n'affectent pas la stabilité de l'appareil en vol. De plus, on observera qu'ils volent à altitude extrêmement faible, là où la consommation de carburant est énorme.
Dans ces conditions, imaginés q'un Ekranoplane puissent couvrire une distance de 16 000 km, comme cela fût envisagé dans un projet d'avion de transport de 250 tonnes capable d'accueillir 400 passagers, au début des années 90, laisse pour le moins dubitatif. A contrario, certains objectent que malgré l'ouverture à l'Ouest, les ex-Soviétiques ont préservé certains secrets qu battent en brèche les certitudes de certains détracteurs de la formule. Si tel est alors le cas, il se pourrait que la prévision faite par un spécialiste, selon lequel l'Ekranoplane imaginé en 1954 pourrait être le moyen de transport surprise de XXIe siècle, soit vérifiée dans l'avenir. Car on ne voit pas pourquoi alors que 80% de l'économie mondiale sont concentrés sur une bande de terre de 60 km de large à partire des côtes, le transport aéro-maritime se priverait de cet extraordinaire atout que serait alors l'invention du génial Rotislav Yevgenievich, né le 1916 et disparu en 1980 et plus connu sous le pseudonyme d'Alekseyev.

(article paru dans Le monde de l'aviation n°3 d'avril 98, écrit par Serge Brosselin)


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